Heureux comme Steaven Richard, dont la commande par Karl Lagerfeld pour son studio chez Chanel, en 2013, d’un parquet Versailles en maillechort (cuivre, zinc, nickel) texturé, lui a permis de développer une technique qu’il a brevetée : « J’ai inventé un nouveau savoir-faire à cette occasion, le laminage artistique, qui m’a permis de mettre au point des matières uniques que j’exporte aujourd’hui dans le monde entier », dit ce co-fondateur avec le verrier Emmanuel Barrois et l’ébéniste Steven Leprizé du +33 Collectif à New York, qui combine techniques traditionnelles et innovation.
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Une école du challenge
Cette aventure l’a conduit à mettre au point de nouvelles techniques de patine, à déménager dans des ateliers plus grands et à engager des collaborateurs. « J’ai peu de mérite car j’ai tiré le fil de l’intuition que cette technique pouvait me mener à la recherche de nouveaux horizons esthétiques. Mais sans cette collaboration, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui », reconnaît-il. « Les maisons de luxe ont beaucoup de connaissance et d’exigence vis-à-vis des métiers d’art et on n’a pas le droit à la faute. Donc, humainement et professionnellement, ça vous pousse à vous dépasser », confirme Steven Leprizé, fondateur d’ARCA ébénisterie, un atelier de création et d’expérimentation autour du bois connu pour son invention d’un bois élastique, Woowood.
Bibliothèque en cire de Mona Oren pour le dîner d’ouverture de l’exposition « En route » de la Maison Dior. Courtesy Maison Dior. ©Adrien Dirand
Lauréate elle aussi du prix Liliane Bettencourt pour l’Intelligence de la Main, Mona Oren a créé un surtout de table en forme de bibliothèque en cire translucide, à la Bibliothèque apostolique vaticane à l’invitation de Dior en février dernier. « À cette occasion, j’ai développé de nouvelles techniques. C’est un challenge à chaque fois », confie la lauréate de la Villa Kujoyama 2025. Un avis partagé par la mosaïste Mathilde Jonquière, qui crée des œuvres intimistes ou monumentales composées d’émaux de Venise, de pâte de verre et de tesselles d’or pour Cartier, Van Cleef &Arpels, Petit h… « Chaque fois, ce sont de nouveaux codes de colorimétrie, de nouveaux matériaux. Financièrement, je suis un peu tranquille pendant plusieurs mois le temps de la création et de la fabrication, j’essaie donc d’apporter quelque chose en plus à chaque fois », explique cette membre des Grands Ateliers de France.
Fresque de la mosaïste Mathilde Jonquière pour la boutique Cartier de Genève, octobre 2021, 300 x 530 cm. ©Mathilde Jonquière.
Prix négociés au plus juste
En général, ces commandes sont bien payées, même si les maisons négocient. « On gagne correctement sa vie avec les maisons de luxe. C’est un juste prix, note Hervé Obligi, glypticien et marqueteur de pierres dures. Ce qui est intéressant, c’est que l’aura de ces maisons nous revient à travers la confiance de clients qui savent qu’on travaille pour Piaget, Cartier… », ajoute le maître d’art, qui partage son talent à l’Académie des savoir-faire de la Fondation d’entreprise Hermès. « Chacune des pièces que je crée est unique et demande un temps de réalisation variable, ce qui rend l’évaluation préalable délicate », explique Nicolas Salagnac, graveur médailleur Meilleur Ouvrier de France et membre des Grands Ateliers de France. Son travail pour une maison de haute joaillerie consiste à créer des bas-reliefs en métaux précieux pour des commandes spéciales, nécessitant un œil artistique et une maîtrise technique méticuleuse.
Le graveur Nicolas Salagnac à la réalisation de la médaille des charpentiers de Notre-Dame de Paris. ©Alexandre Moulard.
L’avantage, c’est que ces commandes apportent un chiffre d’affaires substantiel aux artisans d’art, qui peuvent être autoentrepreneurs ou adhérents à la Maison des artistes. « Quand on travaille pour les maisons de luxe, c’est soit des contrats sur des projets ponctuels– une commande de pièces d’exception – ou un contrat sur plusieurs années pour produire des pièces en série limitée. L’un de mes objectifs, c’est d’avoir ce type de projets pour maintenir un chiffre d’affaires régulier et pérenniser mon activité », explique le laqueur Nicolas Pinon, prix Liliane Bettencourt pour l’Intelligence de la Main. Le revers de la médaille : une dépendance vis-à-vis des marques qui peuvent du jour au lendemain changer de fournisseur ou de stratégie. Une communication contrôlée.
Autre point délicat : « Certaines maisons nous obligent à ne pas communiquer sur les projets que l’on fait avec eux. C’est assez dommageable pour nous dans la mesure où on a besoin de communiquer sur nos savoir-faire, montrer des exemples de projets, des précédents qui pourraient inspirer d’autres clients », souligne Steven Leprizé, qui a dû négocier plusieurs mois avant d’avoir le droit de communiquer sur le premier sac à main en bois d’Hermès, le Kellywood, qui utilise l’une de ses innovations. « Le problème dans ce milieu, c’est que, quand ils ont trouvé un artisan, ils essaient de le garder pour eux », renchérit l’artisan du cuir Robert Mercier, concepteur, avec la styliste Jeanne Friot, de la silhouette de la cavalière pour la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques 2024. Ainsi en 2021, Balmain avait communiqué sur une robe-bustier en cuir moulé qu’il avait conçue pour l’actrice Zendaya pour le festival du film de Venise, sans mentionner son nom…
Le Kellywood de la Maison Hermès, design de l’ébéniste Steven Leprizé et de l’atelier de création ARCA, 2021. ©Antoine Duhamel Photography
Dans d’autres cas, les artisans signent une NDA (Non-Disclosure Agreement ou accord de non-divulgation), un contrat de confidentialité durant le temps de conception du prototype et de la fabrication. Et quand l’objet sort, ou la boutique ouvre, ils obtiennent l’autorisation de communiquer. Des maisons capitalisent en revanche sur l’image des métiers d’art. Ainsi Lison de Caunes, qui crée du mobilier, des portes et des panneaux décoratifs pour les boutiques Cartier du monde entier, est invitée par la maison de joaillerie à faire des démonstrations de son savoir-faire à Chicago, à Genève… Tout comme Mathilde Jonquière : « La Maison Cartier a compris qu’en faisant intervenir des ateliers d’art, ils devenaient mécènes. En les faisant travailler, ils bénéficient de l’aura d’artisans d’art qui ont un nouveau regard. » Autre expérience positive, celle du verrier Emmanuel Barrois qui a conçu des aménagements de verre pour le pavillon Nicolas Ruinart à Reims dessiné par l’architecte Sou Fujimoto fin 2024. « La maison nous a demandé s’ils pouvaient faire venir des photographes et des vidéastes à l’atelier et nous ont autorisés à communiquer », se réjouit-il.
Le bar du pavillon Nicolas Ruinart au 4, rue des Crayères à Reims, décoré par le verrier Emmanuel Barrois. ©Chloé Le Reste.
Des bouteilles pour tisser
Fondatrice en 2020 de La Fabrique singulière, Laure Chollat-Namy met en relation des artisans d’art d’exception avec des maisons de luxe pour développer pièces uniques et séries limitées. Elle a également imaginé un concept baptisé Craftcycling, qui utilise les matières délaissées des maisons en s’appuyant sur les savoir-faire des artisans d’art. « De l’upcycling créatif réalisé par des artisans d’art qui permet d’éviter la destruction de matières nobles tout en racontant des histoires extrêmement riches », dit-elle. Dans le cadre du programme Ruinart Studio, qui invite des artistes à repousser les limites de leurs savoir-faire en imaginant des œuvres réalisées à partir de matériaux issus de la maison de champagne, les lauréates 2023 de la récompense Dialogues du prix Liliane Bettencourt pour l’Intelligence de la Main, Aurélia Leblanc et Lucile Viaud,viennent de tisser une pièce sculpturale composée de baguettes et de fibres issues de la fusion du verre des différentes cuvées Ruinart, ainsi que de fils de lin et de métal couleur champagne.
Panier à pique-nique de Cécile Gray pour la Maison Ruinart à partir de muselets de flacons, 2021. ©Rachelle Simoneau pour Maison Ruinart.
Changement de stratégie
« J’observe que ce qui était invisible il y a encore dix ou quinze ans – le process de fabrication des métiers de la main – est devenu visible. Les maisons étaient très frileuses parce qu’elles considéraient que ça participait du secret de fabrication et du mystère enveloppant ce secteur. Aujourd’hui, c’est moins vrai. Les marques ont compris que c’était une manière de valoriser le travail de l’artisan et que leur collaboration les sert l’un et l’autre, et illustre toute une chaîne de valeur », constate Bénédicte Épinay, déléguée générale du Comité Colbert.
Montage de la montre Piaget Altiplano Rose par Hervé Obligi pour la marque Piaget et sa collection Art & Excellence, marqueterie de pierres dures, jaspe impériale et cacholong. ©Piaget.
À tel point que des agences spécialisées sont apparues ces dernières années pour mettre en relation artisans d’art et maisons de luxe afin de développer des projets de pièces uniques et de séries limitées : « Les maisons ont besoin d’interlocuteurs bilingues en langage atelier-marque », résume Raphaëlle le Baud, fondatrice de Métiers rares en 2018, qui croise son réseau d’artisans d’art et sa compréhension des enjeux et process des maisons dans le but de faire du conseil en stratégie pour les marques et les ateliers. « Nous connaissons le langage des marques, leur sensibilité en termes d’excellence et de résultats, leurs organisations, les contraintes liées aux budgets et au rétroplanning. La vocation de La Fabrique singulière, c’est de mettre en place les meilleures conditions possibles pour les maisons et les artisans d’art afin de développer des projets d’exception », explique sa fondatrice Laure Chollat-Namy. Ces agences « sourcent » les artisans d’art pour les maisons, et coordonnent chaque étape du projet jusqu’à sa livraison.
Sculpture Anamorphose du ferronnier Steaven Richard en collaboration avec la marque de spiritueux Rémy Martin, technique du laminage artistique, 2019. ©Steaven Richard.
David contre Goliath
Seul dans son atelier, un artisan d’art peut en effet ne pas faire le poids face à une industrie du luxe puissante. « Si les marques de luxe demandent une NDA aux artisans, elles refusent toujours designer une NDA réciproque où elles s’engagent à ne pas divulguer le savoir-faire ou l’innovation qu’ils ont mis au point. Dans le milieu, de nombreux artisans sont victimes de non-respect de la propriété intellectuelle. Un prototype peut être copié par la marque en Chine ou ailleurs et installé dans une boutique, sans avoir de recours possible. Aucun artisan ne se risquera à attaquer les marques de peur d’être blacklisté et de ne plus avoir de travail », regrette un artisan d’art sous couvert d’anonymat.
Boîte Cosmos du laqueur Nicolas Pinon en collaboration avec la Maison Richard Orfèvre, 2015, galuchat laqué sur boîte en laiton argenté, H. 4,5 cm, Ø 13 cm. ©Philippe Plantrose.